MIRBEAU, CRITIQUE D’ART
Octave Mirbeau n’a jamais attendu l’aval des critiques de son temps pour pressentir, apprécier et faire découvrir le talent novateur, et souvent déconcertant pour le public de l’époque, des artistes. Défenseur passionné de l’art moderne et des artistes contemporains, il est l’admirateur de Paul Cézanne, Pissarro et Auguste Renoir ; il a bataillé pour faire reconnaître les talents d’Eugène Carrière, Paul Gauguin, Félix Vallotton, Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, autant d’artistes aujourd’hui encensés et reconnus, devenus en quelque sorte des « classiques » de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Il a découvert Maxime Maufra, Constantin Meunier, ainsi que Van Gogh, Camille Claudel, Aristide Maillol et Maurice Utrillo.
Ses articles sur l’art ont été recueillis dans un ouvrage édité en 1993 chez Séguier, intitulé Combats esthétiques.
A la fin du XIXe siècle, un grand nombre d'écrivains s'adonnent à la « littérature d'art », venant grossir les rangs des critiques. On peut se demander s’il s’agit plutôt d’un acte altruiste d’amour des peintres, ou une possibilité nouvelle entrevue d’accroître leur renommée, à travers l’exercice de la critique. Il semble difficile d’y répondre, puisque chacun, avec ses mots et ses goûts, défend l’art qu’il admire et qu’il comprend, souvent mêlé à des amitiés ou des accords. De plus, incités à envisager une conception idyllique de "l'Art", ils souhaitent mener un même combat pour la liberté et la modernité, contre le bourgeois et l'académisme. Ainsi, une critique totalement désintéressée est rare.
Octave
Mirbeau a une attitude peu commune, la peinture étant une
véritable passion, avant même qu’il ne commence à
défendre les peintres les plus contestés de son époque.
Même s'il a conscience que la littérature peut servir la
peinture, il ne s'écarte jamais de son ambition initiale : la
sanctifier. La peinture comble ce qu’il ne parvient pas à
restituer par la plume et lui permet de se racheter de ses
compromissions journalistiques en aidant à promouvoir à
travers ses articles, les artistes aimés. Récusant la
critique d'art conçue comme prétexte à
littérature, il envisage ses écrits sur la peinture en
amateur d'art et en mécène. Doté d’une
sorte de flair étonnant, il pose sur l'art qui l'entoure un
regard lucide, notamment avec l'impressionnisme. Il est loin d'être
le premier à défendre les peintres indépendants
mais sa prose journalistique possède des lecteurs plus
nombreux. En effet, journaliste phare à la fin du XIXe
siècle, son audience est
immense : un éloge de lui suffit à créer une
réputation, ce qui vaut également dans le sens
contraire (une restriction pouvant briser une carrière).
Mirbeau est un critique redouté et sollicité car il réussi à plusieurs reprises à révéler des artistes ignorés ou méconnus. Non seulement il sacre Monet, Rodin et Pissarro en cherchant à accélérer leur reconnaissance, mais il lance aussi de jeunes peintres, comme Van Gogh, Cézanne ou Gauguin, en affirmant le caractère révolutionnaire de leur œuvre. Sa défense intransigeante le range aux côtés de ceux que préoccupe l'intégrité de l'art. En donnant la primauté à la subjectivité qui modifie la perception du monde et en accordant le droit de cité à l’outrance et l'exagération, il annonce l'expressionnisme.
« …La vérité est que l'oeuvre d'art ne s'explique pas et qu'on ne l'explique pas. L'oeuvre d'art se sent et on la sent, et inversement ; rien de plus. Et ceci est une de ses supériorités évidentes, une preuve absolue de sa beauté, un de ses admirables privilégies que paroles et commentaires n'y peuvent rien ajouter, et qu'ils risquent en s'y mêlant, d'en altérer l'émotion simple, silencieux et délicieuse ».
Octave Mirbeau. Extrait d’un article paru dans L'Humanité du 8 mai 1904 puis dans Correspondance avec Claude Monet aux éditions du Lérot, 1990, p.259.
À l'époque où Mirbeau se lance dans la critique d'art, la renommée des artistes est proportionnelle à leur reconnaissance par l'État, qui contrôle l'Académie et l'École des Beaux-Arts, ainsi que le système des Salons annuels, avec jury et récompenses. En même temps qu'il promeut les artistes novateurs, Mirbeau, dès ses « Salons » de L'Ordre de Paris parus, de 1874 à 1876, sous pseudonyme (R. V., puis Émile Hervet), démystifie « l'art officiel », ridiculise les « bazars à treize sous » que sont les Salons et la « Sainte Routine » qui y triomphe, et stigmatise le clientélisme des « jurys des bons amis ». C'est avec jubilation qu'il démolit les gloires usurpées et tourne en dérision les académiques, comme dans cet extrait d’article paru sur le peintre Detaille en 1889 : « À voir le petit soldat se promener si triste, si seul, si nostalgique, il nous était permis d'inférer que, après les dures besognes et les douloureuses blessures de la journée, ses rêves de la nuit n'étaient ni de joie ni de gloire. M. Detaille nous prouva que tels, au contraire, étaient les rêves du soldat français. Il nous apprit, avec un luxe inouï de boutons de guêtres, en une inoubliable évocation de passementeries patriotiques, que le soldat français ne rêve qu'aux gloires du passé, et que, lorsqu'il dort, harassé, malheureux, défilent toujours, dans son sommeil, les splendeurs héroïques de la Grande Armée, Marengo, Austerlitz, Borodino... » Octave Mirbeau, L'Écho de Paris,25 juillet 1889