QUELQUES ARTISTES DEFENDUS ET AIMES PAR MIRBEAU
Claude MONET :
Pour
Mirbeau, Monet est le premier à avoir su peindre la lumière,
fixer l'instantanéité et donner la vie à la
peinture. Il est un démiurge qui impose à l'univers une
harmonie et une beauté des sensations qu'il organise Pour
le critique, la nature est synonyme de vie, et la vie est une palette
infinie de couleurs et de lumières qu'il retrouve dans toutes
les œuvres de Monet. Afin de ne pas déflorer son art, il
n'analyse pas ses toiles suivant des critères techniques, et
préfère user d'un vocabulaire riche et varié,
coloré et lumineux. Mirbeau le sacre ainsi chantre de la
nature : « Il
y a du génie en M. Claude Monet. Jamais peut-être un œil
humain n'a mieux réfléchi la splendide nature ; c'est
un lyrique pour qui tout est poème : la mer, l'arbre, la
fleur, le coteau, le nuage, tout éclate avec un débordement
de vie énorme... Jamais je n'ai vu la nature interprétée
avec une pareille éloquence. C'est comme une fenêtre de
prison obscure, brusquement ouverte sur la campagne et l'infini. Par
cette fenêtre, il nous arrive des bouffées d'air chaud,
de violents parfums, des fracas de soleil : il semble que nous
entrons dans la vie des choses, et que tout ce que nous a montré
l'art jusqu'à présent n'était que du mensonge
agréable et vide ».
La France,
20 mai 1885.
« On peut dire de lui qu'il a véritablement inventé la mer, car il est le seul qui l'ait comprise ainsi et rendue, avec ses changeants aspects, ses rythmes énormes, son mouvement, ses reflets infinis et sans cesse renouvelés… » Octave Mirbeau, Gil Blas, 13 mai 1887
Camille PISSARRO :
Le critique voit dans cet artiste un guide spirituel, un modèle d'harmonie morale, dont il partage les idées anarchistes, le mépris des honneurs et des décorations, et aussi l'idolâtrie du culte de la nature. Plus qu'une simple estime, c'est une véritable et profonde amitié qui lie ces deux hommes. Mieux que quiconque, Mirbeau comprend pleinement les recherches de cet artiste, mais comment détailler, disséquer, son art synthétique ? À l'opposé des littérateurs qui, froidement, analysent les œuvres suivant une grille et les commentent en fonction de l'effet à produire, Mirbeau se contente d'épancher, à peine interprétés, ses propres états d'âme et ses émotions devant ses toiles. Il ne réduit pas ses impressions à de sèches réflexions, mais réalise au contraire de véritables transpositions littéraires.
« Dans ses toiles, nous avons l'idée réelle de cette immensité où l'homme n'est plus qu'une tache à peine perceptible ». Octave Mirbeau, Camille Pissarro, 10 janvier 1891
Edgar DEGAS :
« Ses
danseuses sont, comme il le dit lui-même, non point de simples
tableaux ou de simples études, mais des méditations sur
la danse. Il en a rendu, avec une netteté, une suite terrible
dans l'esprit, une ténacité dans l'observation, une
cruauté dans l'exécution, les formes ou gracieuses, ou
voluptueuses, ou crispées, ou douloureuses, et avec une telle
intensité d'expression que quelques unes semblent de
véritables suppliciées. Et l'on voit sous leurs ballons
de gaze claire, dans les lumières blondes et les clartés
violentes où il les jette, ces pauvres corps torturés
par ces durs exercices qui broient les chairs et qui souvent ne sont
indiqués que par les apophyses bossuant le maillot rose ».
Octave Mirbeau, Degas, 15 novembre 1884
Auguste RENOIR :
« Renoir a voulu prouver qu'il savait faire ce que les peintres appellent le morceau, et il a exécuté un torse de femme qui est un véritable chef-d'œuvre. Pas d'accessoires, pas de composition, pas d'idée ingénieuse autour de ce torse. Un torse, voilà tout, c'est-à-dire une admirable et simple étude de nu, d'un dessin serré, d'un modelé savant, et qui rend avec une vérité saisissante cette chose presque intraduisible, dans sa fraîcheur, dans son rayonnement, dans sa vie, dans son éloquence : la peau d'une femme. Cette toile est à coup sûr un des plus beaux morceaux de la peinture moderne ».
Octave Mirbeau, Renoir, 8 décembre 1884
Paul CEZANNE :
"Paul Cézanne, pauvre inconnu de génie..."
Octave Mirbeau, Rengaines, 23 juin 1891
Vincent VAN GOGH :
Mirbeau apprécie le style si personnel de Van Gogh, ses recherches novatrices dans la représentation de la vie et le défend avec acharnement contre ceux qui tentent de l'enfermer dans leur chapelle : « La vérité, c'est qu'il n'est pas d'art plus sain... il n'est pas d'art plus réellement, plus réalistement peintre que l'art de Van Gogh... Van Gogh n'a qu'un amour : la nature et qu'un guide : la nature... Il a même l'instinctive horreur de tous ces vagues intellectualismes où se complaisent les impuissants ». Le Journal, 17 mars 1901
Il admire son art propre de peintre, son dessin forcené, la valeur symbolique de ses couleurs, la dématérialisation de ses formes, sa lumière chaude et envahissante, sa stupéfiante capacité à faire « déborder sa personnalité en illuminations ardentes sur tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il sentait ».
|
Paul GAUGUIN :
Mirbeau s'est battu pour imposer Gauguin, un être en quête d'absolu, prêt à tout sacrifier pour l'art par lequel il vivait. Dans ses articles de 1891, plus proches d'une hagiographie que d'une critique d'art, il célèbre en lui une "sorte de Rimbaud de l'art graphique". Petit-fils de la féministe Flora Tristan, "auteur de beaucoup de livres de socialisme et d'art", nourri spirituellement par les ouvrages de Charles Fourier "en qui, depuis Jésus, s'est véritablement incarné le sens du divin" (L'Écho de Paris, 16 février 1891), voyageur solitaire tourmenté d'infini, Gauguin incarne, pour Mirbeau, l'Artiste, dont l'œuvre témoigne de la vie – à moins que ce ne soit sa vie qui témoigne de son œuvre.
L'écrivain semble séduit plus encore par l'homme que par sa peinture. Incarnant le mythe de l'homme libre, grand voyageur sans cesse en quête d'idéal, il représente à ses yeux le symbole de la contestation ; très marginal par ses idées anarchistes qu'il essaye de vivre le mieux possible, l'auteur du Christ jaune est ce que Mirbeau voudrait être.
« Dans la campagne toute jaune, d'un jaune agonisant, en haut du coteau breton qu'une fin d'automne tristement jaunit, en plein ciel, un calvaire s'élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend dans l'air ses bras gauchis. Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé dans un tronc d'arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. Au pied du calvaire, des paysannes se sont agenouillées. Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là parce que c'est la coutume de venir là, un jour de pardon. Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières. Elles n'ont pas une pensée, pas un regard pour l'image de Celui qui mourut de les aimer. Déjà, enjambant des haies, et fuyant sous les pommiers rouges, d'autres paysannes se hâtent vers leur bauge, heureuses d'avoir fini leurs dévotions. Et la mélancolie de ce Christ est indicible. Sa tête a d'affreuses tristesses ; sa chair maigre a comme des regrets de la torture ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable et qui ne comprend pas : "Et pourtant, si mon martyre avait été inutile ? ».
Octave Mirbeau, Paul Gauguin, 16 février 1891
Auguste RODIN :
Pour Mirbeau, Rodin a été, avec Monet, l'un des "grands dieux de [son] cœur". À partir de février 1885, où il présente, dans La France, La Porte de l'Enfer, il lui consacre une dizaine d'articles enthousiastes et dithyrambiques et participe à toutes ses grandes batailles, notamment à l'occasion du scandale du Balzac, en 1898. Plus que tout autre, Mirbeau a contribué à la gloire du génial statuaire, qui lui écrit, reconnaissant, en 1910 : "Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès."
« N'ayant pas, sous les yeux, le modèle vivant, il s'agit pour l'artiste, non d'une ressemblance photographique, mais de quelque chose de plus grand, de plus vrai, d'une interprétation, l'interprétation humaine d'un génie [Balzac] par un autre génie [Rodin]. La statue sera en quelque sorte la synthèse de l'œuvre formidable par l'homme ».
Octave Mirbeau, Ante porcos, 15 mai 1898
Camille CLAUDEL :
Mirbeau a très tôt, dès son « Salon » de 1893 – où il commente La Valse – et à trois reprises, dans la grande presse, proclamé le génie de Camille Claudel, qui ne sera reconnu qu'un siècle plus tard. Et il plaidera auprès de l'État pour qu'elle puisse elle aussi obtenir des commandes et vivre de son art, sans grand succès.
Aristide MAILLOL :
Bien que Maillol se situe aux antipodes de Rodin, c'est encore Mirbeau qui a su le distinguer et chanter son génie contre des critiques incompréhensifs, qui ne voient en lui qu'un fabricant de "petites femmes nues". Il lui a acheté sa Léda dès 1902, s'est battu – en vain – pour lui faire obtenir la commande du monument à Zola et lui a consacré un grand article de La Revue en avril 1905, prouvant une nouvelle fois l'éclectisme de ses jugements et son refus des écoles dogmatiques et des étiquettes réductrices.
Extraits de l’article de Laurence TARTREAU-ZELLER parus sur le site Octave Mirbeau