QUELQUES OEUVRES VUES PAR STENDHAL



Léonard de Vinci, La Cène, 1495-1497, huile et détrempe, 460x880cm,
Couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan

Lorsqu’il évoque La Cène, Stendhal semble délaisser son discours d’historien d’art ou de critique. Il se laisse glisser, avec un plaisir non dissimulé, vers l’écriture romanesque. Rompant avec le discours traditionnel, froid et clinique, il cherche à faire sentir l’âme des personnages, et par delà, celle du peintre. C’est alors que la Cène devient une « scène », comme le dit Philippe Berthier :

« Il s’agissait de représenter ce moment si tendre où Jésus, à ne le considérer que comme un jeune philosophe entouré de ses disciples à la veille de sa mort, leur dit avec attendrissement : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous doit me trahir. » […] Une douleur aussi sublime et aussi tendre demandait, pour être exprimée en peinture, la disposition la plus simple, qui permît à l’attention de se fixer toute entière sur les paroles que Jésus prononce en ce moment. Il fallait une grande beauté dans les têtes des disciples, et une rare noblesse dans leurs mouvements, pour faire sentir que ce n’était pas une vile crainte de la mort qui affligeait Jésus. […] Léonard de Vinci sentit la céleste pureté et la sensibilité profonde qui font le caractère de cette action de Jésus ; […] Jésus voit son système d’amour universel renversé. […] Son attendrissement est tel, qu’en disant aux disciples ces tristes paroles : « L’un de vous va me trahir », il n’ose regarder aucun d’eux. […] Saint Jean, celui de tous les disciples qu’il aima avec le plus de tendresse, est à sa droite, à côté de saint Jean est saint Pierre ; après lui vient le cruel Judas. […] Le moment est celui où Jésus achève de prononcer les paroles cruelles, et le premier mouvement d’indignation se peint sur toutes les figures. Saint Jean, accablé de ce qu’il vient d’entendre, prête cependant quelque attention à saint Pierre, qui lui explique vivement les soupçons qu’il a conçus sur un des apôtres assis à la droite du spectateur. Judas, à demi tourné en arrière, cherche à voir saint Pierre et à découvrir de qui il parle avec tant de feu, et cependant il assure sa physionomie, et se prépare à nier ferme tous les soupçons. Mais il est déjà découvert. Saint Jacques le Mineur, passant le bras gauche par-dessus l’épaule de saint André, avertit saint Pierre que le traître est à ses côtés. Saint André regarde Judas avec horreur. Saint Barthélemy, qui est au bout de la table, à la gauche du spectateur, s’est levé pour mieux voir le traître. À la gauche du Christ, saint Jacques proteste de son innocence par le geste naturel chez toutes les nations ; il ouvre les bras et présente sa poitrine sans défense. Saint Thomas quitte sa place, s’approche vivement de Jésus, et élevant un doigt de la main droite, semble dire au sauveur : « Un de nous ? » […] Saint Philippe, le plus jeune des apôtres, par un mouvement plein de naïveté et de franchise, se lève pour protester de sa fidélité. Saint Matthieu répète les paroles terribles à saint Simon, qui refuse d’y croire. Saint Thadée, qui le premier les lui a répétées, lui indique saint Matthieu, qui a entendu comme lui. Saint Simon, le dernier des apôtres à la droite du spectateur, semble s’écrier : « Comment osez-vous dire une telle horreur ? » (HPI 181-184)

Les mots de Stendhal font ainsi vivre le tableau. Mais l’auteur, conscient de s’être abandonné à une interprétation par trop psychologique, éprouve le besoin de s’en justifier:

« On trouvera facilement dans les autres histoires de la peinture des descriptions plus exactes, où sont notées [sic] fidèlement la couleur du manteau et de la tunique de chacun des disciples ; d’ailleurs on peut admirer le travail exquis des plis de la nappe » (HPI 184).

On ne manquera pas de remarquer l’ironie de ces propos à l’égard de la critique traditionnelle.



Michel Ange, Le Jugement Dernier, 1535-1541, fresque, 13,70 m x 12,20 m
Chapelle Sixtine, Le Vatican

Selon Stendhal, Michel-Ange est le peintre des « épouvantements de la religion ». Il représente dans cette fresque les fureurs d’un Dieu vengeur.

« Le premier aspect de ce mur immense, tout couvert de figures nues, n’est point satisfaisant. Un tel ensemble n’a jamais frappé nos regards dans la nature. Une figure nue, isolée, se prête facilement à l’expression des qualités les plus sublimes. […] une collection de beaucoup de figures nues  a quelque chose de choquant et de grossier. […]
Mais ce sentiment qui a quelque chose de machinal disparaît bien vite, parce que l’esprit avertit qu’il est impossible que l’action se passe autrement. Michel-Ange a divisé son drame en onze scènes principales. […]
Le septième groupe suffirait seul pour graver à jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur le plus froid. Jamais aucun peintre n’a rien fait de semblable, et jamais il ne fut de spectacle plus horrible.
Ce sont les malheureux proscrits, entraînés au supplice par les anges rebelles. Buonarroti a traduit en peinture les noires images que l’éloquence brûlante de Savonarole avait jadis gravées dans son âme. Il a choisi un exemple de chacun des
péchés capitaux. […] Ce groupe seul suffirait à immortaliser un artiste. Il n’y a pas la moindre idée de cela ni chez les Grecs, ni parmi les modernes. » (HPI, Livre Septième, chap. CLXVIII)
« Le sujet du Jugement Dernier, comme tous ceux qui exigent plus de huit ou dix personnages, n’est pas propre à la peinture. Il a de plus un défaut particulier ; il fallait représenter un nombre immense de personnages, n’ayant autre chose à faire que d’écouter ; Michel-Ange a parfaitement vaincu cette difficulté. […]
La manière toute poétique dont Michel-Ange a traité son sujet est bien au dessus du génie froid de nos artistes du dix-neuvième siècle. »
(HPI, Livre Septième, chap. CLXIX)



Adam et EveTommaso di Giovanni Cassai, dit Masaccio (1401-1428), Adam et Eve chassés du paradis (détail), fresque, église Santa Maria del Carmine, Florence

Malgré son jugement condescendant des peintres primitifs italiens, qu’il assimile à l’enfance de l’art, il affectionne particulièrement Masaccio, peintre florentin du quattrocento qui, le premier, a su donner à chaque personnage de ses tableaux une expression particulière et authentique.

« Masaccio ouvrit à la peinture une route nouvelle. On n'a qu'à voir les belles fresques de l'église del Carmine, qui heureusement ont échappé à l'incendie de 1771. [...] Nous voici à la naissance de l'expression. [...] c'est le premier peintre qui passe du mérite historique au mérite réel. » (HPI, Livre second, chap. XX et XXI)

Pour preuve de cette admiration pour Masaccio, Stendhal le compare à Raphaël, l'un de ses peintres favoris.

« la plus grande de toutes les louanges, et que pourtant l'on peut donner à Masaccio avec vérité, c'est que ses têtes ont quelque chose de celles de Raphaël. » (HPI, Livre second, chap. XX)



Stendhal ne cache pas son trouble devant les tableaux de Raphaël, particulièrement les madones dont il n’est pas loin de tomber amoureux.

« Parlerai-je de la beauté ? Dirai-je qu’il en est, dans les arts, de la sublime beauté comme des beautés mortelles, dont l’amour nous conduit aux beautés du marbre et de la couleur ? A la faveur d’une parure ni trop flottante ni trop serrée, montrant beaucoup de leurs attraits, en laissant deviner bien davantage, elles n’en sont que plus séduisantes aux yeux du connaisseur. La pensée soulève ces voiles ; elle entre en conversation avec ces vierges charmantes de Raphaël ; elle veut lui plaire. » (HPI, Introduction)

Ci-contre, le tableau de Raphaël que Stendhal préfère : La Madonna della Seggiola, 1514, huile sur bois, 71 x 71 cm, Palais Pitti, Florence.



L’autre peintre cher à Stendhal est Le Corrège (1489-1534)

« Son art fut de peindre comme dans le lointain même les figures du premier plan. De vingt personnes qu’elles enchantent, il n’y en a peut-être même pas une qui les voie, et surtout qui s’en souvienne de la même manière. C’est de la musique, et ce n’est pas de la sculpture. On brûle d’en jouir plus distinctement, on voudrait les toucher » (HPI, Livre second, chap XXVIII).

Ci-contre, La Madonna alla scodella, 1530, huile sur bois, 218 x 137 cm, Galerie Nationale, Parme.

Conscient de la spécificité de son écriture sur l’art, Stendhal s’adresse déjà aux « happy few » dont il sera question dans la dédicace de ses romans.

« Si j’espère être lu, c’est par quelque âme tendre, qui ouvrira le livre pour voir la vie de ce Raphaël qui a fait la Madone alla seggiola, ou de ce Corrège qui a fait la tête de la Madone alla scodella.
Ce lecteur unique, et que je voudrais unique dans tous les sens, achètera quelques estampes. Peu à peu le nombre des tableaux qui lui plaisent s’augmentera. »
(HPI, Livre second, chap. XXXV)



Biographie

Stendhal critique d'art

Accueil